Les jours de fête, par exemple, sont pour moi un supplice. Tout
me sollicite et il me semble que je suis privé de tout puisque
je ne puis faire qu'une chose. Il ne me vient pas à l'idée
que tous ceux que j'envie, que tous ceux que je regarde sont exactement
dans ma situation et qu'ils ne font, eux aussi, qu'une chose à
la fois. Tous réunis, ils me font croire qu'ils font tout. Ils
font tout, c'est vrai, mais ils ont besoin d'être des milliers
pour le faire.
Journal écrit en hiver
Pour
conserver ce que l'on possède, il faut commencer par paraître
ne pas craindre de le perdre.
Mémoires d'un homme singulier
Les
heures du matin sont les plus belles de la journée. Toutes les
pensées trop ambitieuses ou trop modestes du soir ont quitté
mon esprit. La nuit a fait de moi un être neuf.
Henri Duchemin et ses ombres
Une
rue droite montait devant moi. J'aime à me trouver sur une hauteur,
devant un espace large. J'ai besoin de voir aussi loin que mes yeux
le permettent, de voir jusqu'où s'étend l'air que je respire.
Mes peines deviennent moins grandes. Elles se confondent peu à
peu avec celles de tous ceux qui m'entourent. Je ne suis plus seul à
souffrir. De penser que, dans l'une de ces maisons qui s'étendent
à perte de vue, vit un homme qui me ressemble peut-être,
me réconforte. Le monde m'apparaît alors moins lointain,
ses joies et ses douleurs, plus profondes et plus continues. Je pris
la rue en pente. Des enfants y jouaient à la balle, les petits
en haut, les grands en bas, pour que leurs chances fussent égales.
Armand
En
s'éloignant de la gare, comme aucune enseigne, aucun signe ne
rappelle l'endroit où on se trouve, on marche en se répétant
: "je suis cependant à Bécon-les-Bruyères." Tout
est normal. Alors que l'on s'attendait à quelque chose, les immeubles
ont des murs et des cheminées, les rues des trottoirs, les gens
que l'on rencontre les mêmes vêtements que ceux de la ville
que l'on quitte. Rien de différent ne retient l'attention(...).
Comme devant une personne dont on vous a dit qu'elle est drôle,
et avec laquelle on demeure subitement seul à parler sérieusement
après que l'ami qui vous l'a présentée est parti,
on est saisi, en arrivant à Bécon-les-Bruyères,
de ce sentiment qui veut que, du moment que les choses existent, elles
cessent d'être amusantes.
Bécon-les-Bruyères
Dans
cette cohue qui avait envahi la ville, au milieu des difficultés
que chacun éprouvait, parmi tous ces gens qui, à Paris,
s'ils se connaissaient, ne se fréquentaient pas, il n'y avait
pas de place pour le moindre sentiment de liberté. On se serrait
la main, on s'efforçait d'avoir l'air aussi content à
la dixième rencontre qu'à la première, on sympathisait
dans l'immense catastrophe, feignant de croire que le malheur unit plutôt
qu'il ne divise, mais dès que, cessant de parler de la misère
générale, on essayait d'intéresser quelqu'un à
son petit cas particulier, on se trouvait en face d'un mur.
Le Piège
J'aime
à donner du pain aux oiseaux. Je fais cela parce que c'est le
signe d'une âme généreuse. Je suis d'autant plus
à louer que rien ne m'attire vers eux. Comme la plupart des gens,
leur indépendance et leur grâce me sont chères,
mais pas au point de trouver un contentement à leur lancer des
miettes.
Henri Duchemin et ses ombres
Un
homme comme moi, qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler, sera
toujours détesté. J'étais dans cette maison d'ouvrier,
le fou, qu'au fond, tous auraient voulu être. J'étais celui
qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être
libre. J'étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour
aux gens leur condition misérable. On ne m'a pas pardonné
d'être libre et de ne point redouter la misère.
Mes amis
Il
y a une chose qui ne faut pas demander à l'amour. C'est de transformer
des natures malheureuses.
Mémoires d'un homme singulier
J'aime
le silence près de ma femme, je ne crois pas à la communion
des âmes, mais enfin, le soir, dans le silence, près de
celle que l'on aime, il y a tout de même quelque chose.
Henri Duchemin et ses ombres
Lorsque
je sors de chez moi, je compte toujours sur un événement
qui bouleversera ma vie. Je l'attends jusqu'à mon retour. C'est
pourquoi je ne reste jamais dans ma chambre. Malheureusement, cet événement
ne s'est jamais produit
Mes amis
Je
n'ai rien demandé à l'existence d'extraordinaire. Je n'ai
demandé qu'une chose. Elle m'a toujours été refusée.
J'ai lutté pour l'obtenir, vraiment. Cette chose, mes semblables
l'ont sans la chercher. Cette chose n'est ni l'argent, ni l'amitié,
ni la gloire.
C'est
une place parmi les hommes, une place à moi, une place qu'ils
reconnaîtraient comme mienne sans l'envier, puisqu'elle n'aurait
rien d'enviable. Elle ne se distinguerait pas de celles qu'ils occupent.
Elle serait tout simplement respectable.
Mémoires d'un homme singulier