Mes
amis, roman, gravures de Dignimont,
Émile-Paul frères, 1927.
Les
premières pages du roman Mes amis
Quand
je m'éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses :
les brosser le soir serait mieux, mais je n'en ai jamais le courage.
Des larmes ont séché aux coins de mes paupières.
Mes épaules ne me font plus mal.
Des
cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés
je les rejette en arrière. C'est inutile : comme les pages d'un
livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.
En
baissant la tête, je sens que ma barbe a poussé : elle
pique mon cou. La nuque chauffée, je reste sur le dos, les yeux
ouverts, les draps jusqu'au menton pour que le lit ne se refroidisse
pas.
Le
plafond est taché d'humidité : il est si près du
toit. Par endroits, il y a de l'air sous le papier-tenture. Mes meubles
ressemblent à ceux des brocanteurs, sur les trottoirs. Le tuyau
de mon petit poêle est bandé avec un chiffon, comme un
genou. En haut de la fenêtre, un store qui ne peut plus servir
pend de travers.
En
m'allongeant, je sens contre la plante des pieds - un peu comme un danseur
de corde - les barreaux verticaux du lit-cage. Les habits, qui pèsent
sur mes mollets sont plats, tièdes d'un côté seulement.
Les lacets de mes souliers n'ont plus de ferrets. Dès qu'il pleut,
la chambre et froide. On croirait que personne n'y a couché.
L'eau, qui glisse sur toute la largeur des carreaux, ronge le mastic
et forme une flaque, par terre.
Lorsque le soleil, tout seul dans le ciel, flamboie, il projette sa
lumière dorée au milieu de la pièce. Alors, les
mouches tracent sur le plancher mille lignes droites.
Chaque
matin, ma voisine chante sans paroles en déplaçant les
meubles. Sa voix est amortie par le mur. J'ai l'impression de me trouver
derrière un phonographe.
Souvent, je la croise dans l'escalier. Elle est crémière.
A neuf heures, elle vient faire son ménage. Des gouttes de lait
tachent le feutre de ses pantoufles. J'aime les femmes en pantoufles
: les jambes n'ont pas l'air défendues.
En été, on distingue ses tétons et les épaulettes
de sa chemise sous le corsage.
Je lui ai dit que je l'aimais. Elle a ri, sans doute parce que j'ai
mauvaise mine et que je suis pauvre. Elle préfère les
hommes qui portent un uniforme. On l'a vue, la main sous le ceinturon
blanc d'un garde républicain.
Un vieillard occupe une autre chambre. Il est gravement malade : il
tousse. Au bout de sa canne, il y a un morceau de caoutchouc. Ses omoplates
font deux bosses dans son dos. Une veine en relief court sur sa tempe,
entre la peau et l'os. Son veston ne touche plus les hanches : il ballotte
comme si les poches étaient vides. Ce pauvre homme gravit les
marches une à une, sans lâcher la rampe. Dès que
je l'aperçois, j'aspire le plus d'air possible afin de le dépasser
sans reprendre haleine.